Je vais vous raconter l’histoire d’un journaliste. D’un journaliste qui avait un gros défaut. Un très très gros défaut.
Et ce sera l’occasion de parler de quelques notions bien ringardes : la recherche des faits et l’opposition vérité/mensonge.
Pour cela, je dois vous faire revenir de 19 ans dans le passé. Le 11 mars 2004, Madrid connaît le plus gros attentat terroriste qui ait eu lieu à ce jour en Europe.
Des bombes dans des trains de banlieue font 192 morts
Il y quelques jours, j’avais publié un autre billet sur ces attentats.
Pour celles et ceux qui ne connaissent pas trop le sujet, je vais faire quelques rappels sur cette tragédie.
Ces bombes explosent donc dans des trains de banlieue ce jeudi 11 mars 2014.
Le dimanche 14, soit 3 jours plus tard, sont prévues les élections générales. Les conservateurs du PP (Partido Popular) gouvernent alors l’Espagne. José María Aznar, chef du gouvernement ne se représente pas et les sondages donnent gagnant son poulain, son successeur à la tête du PP, Mariano Rajoy. Pas grand monde ne croit dans les chances de son rival, José Luis Rodriguez Zapatero, candidat du PSOE (socialistes).
Et je dois vous faire 2 rappels sur le contexte de l’époque
D’abord, tout ceci se produit 1 année environ après le début de la 2ème Guerre du Golfe, soit l’invasion de l’Irak de Saddam Hussein par les troupes américaines et leurs alliés. Invasion motivée par une histoire inventée de toutes pièces d’armes de destructions massives. Et parmi ces alliés, il y a l’Espagne. Le gouvernement de José María Aznar avait choisi de soutenir cette invasion, malgré l’hostilité d’une partie de l’opinion publique. Une image avait symbolisé cet engagement, « Le trio des Açores » : une photo réunissant le 1er ministre britannique, le président US et le chef du gouvernement espagnol. Pour les conservateurs, cette image de José María Aznar posant aux côtés de George W Bush et Tony Blair, était un motif de fierté, montrant l’importance que, grâce à eux, l’Espagne avait acquis sur la scène internationale.
Sur le long terme, elle deviendra un souvenir gênant, symbolisant aux yeux des Espagnols les mensonges derrière la Guerre d’Irak.
Le deuxième élément de contexte que je dois rappeler ici, c’est l’argument d’une supposée de mollesse du candidat socialiste envers l’ETA. La gauche est en effet suspectée de vouloir négocier et faire des concessions à l’organisation terroriste basque. Le gouvernement conservateur, en 1998, avait lui aussi négocié avec l’ETA, sans succès. Mais bon, en 2004, en cette veille d’élections générales, il vaut mieux oublier cet épisode et jouer la partition de la fermeté sans faille face aux terroristes de l’ETA.
Alors mettez ensemble ces 2 éléments de contexte. Et imaginez la nouvelle d’un gigantesque attentat. À 3 jours des élections.
Si c’est l’ETA, la supposée mollesse de la gauche sera un argument imparable, assurant une ample victoire au candidat conservateur, Mariano Rajoy, le successeur désigné d’Aznar.
Mais si ce sont des islamistes qui ont fait le coup ?
C’est l’ETA !
Les premiers communiqués des autorités ne laissent place à aucun doute : tous les éléments pointent vers l’ETA. Et divers gros titres des médias, quelle que soit leur orientation politique, vont dans ce sens.
Sauf que…
Sauf que rien ne joue. Ce n’est pas le style de l’ETA, qui d’ailleurs dément l’attentat. Et l’enquête de police ne va en fait pas du tout dans ce sens.
Mais les autorités persistent à répéter que tout pointe vers l’ETA, pendant que des journalistes recueillent des confidences de policiers qui indiquent le contraire.
Le gouvernement module légèrement sa communication, affirmant que l’ETA est l’hypothèse la plus vraisemblable, mais que bon, ils explorent quand-même d’autres pistes.
Et la colère commence à monter. Le gouvernement est accusé d’avoir manipulé l’opinion publique et les médias en mentant sur les éléments de l’enquête.
Les informations contredisant la communication du gouvernement s’accumulent.
Et tout ceci, se passe donc entre le 11 mars, moment des attentats, et le 14, journée d’élections.
Maintenant je dois vous parler de ce journaliste qui avait un gros défaut.
ABC, un quotidien conservateur
José Antonio Zarzalejos, journaliste né au Pays Basque, est un homme bien ancré à droite. Un conservateur sur les sujets de société, libéral sur le plan économique.
Il avait exercé comme journaliste dans son pays basque natal et avait dirigé un important quotidien. Homme de droite, opposé aux indépendantistes, il avait vécu sous protection policière en raison des menaces de l’ETA (qui n’hésitait pas à viser les journalistes, entre autres).
Il est allé ensuite travailler à Madrid. En ce mois de mars 2004, il dirige le quotidien conservateur ABC. ABC est le 3ème journal d’Espagne en terme de lectorat.
Au moment des attentats du 11 mars, ABC, s’appuyant sur les informations gouvernementales, pointe aussi vers l’ETA. Comme l’a fait, par exemple, El País, journal plutôt de centre gauche.
Ah, oui, ici, je vous cause pas de « neutralité ». Personne ici ne prétend être neutre. Il y a un positionnement politique clairement affiché et assumé. ABC est un journal conservateur et monarchiste, dirigé par un journaliste ouvertement sympathisant du Partido Popular.
Revenons aux attentats et aux journées qui ont suivi.
Les informations qui remontent du terrain, ne confirment pas du tout la piste de l’ETA. Et ABC, le journal dirigé par J A Zarzalejos, en informe son lectorat. Ça n’arrange pas forcément sa famille politique, mais c’est comme ça.
Je vous avais dit qu’il avait un gros défaut notre journaliste là. Et vous voyez : il s’accroche à cette notion, désuète selon certaines personnes, de vérité. Même si ça aurait arrangé la droite, notre directeur de journal a refusé de tromper son lectorat sur son sujet.
Je me demande si son passé, évoqué plus haut, de journaliste menacé par l’ETA, ne l’a pas influencé dans son intransigeance à refuser de raconter n’importe quoi sur le thème du terrorisme. Je ne sais pas.
Après les élections : le pire est à venir
La gauche, donnée perdante encore quelques jours plus tôt, remporte les élections générales du 14 mars 2004. José Luis Rodriguez Zapatero, candidat du PSOE, se retrouve à la tête du gouvernement.
Pour la droite, à qui la victoire semblait acquise, c’est la consternation. Et certains ne vont pas accepter cette défaite et vont contester la légitimité du gouvernement socialiste.
En jouant sur le thème des attentats.
Ça ira depuis le pseudo-doute, en mode « je pose juste la question », jusqu’aux franches affirmations. Et on aura aussi bien du « pinaillage » sur des détails que des grosses théories complotistes totalement grotesques. Certains se demandent si l’ETA n’aurait pas, tout de même joué un petit rôle. D’autres accusent les policier d’avoir conspiré pour porter la gauche au pouvoir et d’avoir procédé à toutes sortes de mises en scènes et de fabrications de fausses preuves. Certains prétendront avoir des preuves d’un complot organisé par les socialistes espagnols avec l’aide du roi du Maroc. Etc.
Et je ne vous parle pas de quelques blogueurs marginaux. Non. Des politiciens importants et des grands médias ont joué à ce sale petit jeu.
Je vous mets ici 2 liens en espagnol, pour celles et ceux d’entre vous qui voudraient se faire une idée des hoax et des diverses théories conspis qui ont circulé (un traducteur en ligne, c’est pas compliqué) :
https://maldita.es/malditobulo/20230313/bulos-desinformaciones-11m/
https://www.newtral.es/desinformacion-11-m-memoria-bulos/20230311/
Parmi les médias ayant contribué à diffuser des hoax et des théories complotistes sur ces attentats, on relèvera, entre autres, une forte implication de La Cope, une grande radio appartenant à l’Église Catholique, et El Mundo, 2ème journal d’Espagne en terme de lectorat, positionné à droite.
Mais pas ABC.
Je vous avais dit qu’il avait un gros défaut notre journaliste. Toujours cette satanée notion de vérité.
José Antonio Zarzalejos refusera que le journal qu’il dirige se joigne à cette campagne de désinformation.
Il exprimera sa ligne à diverses reprises (et non, je n’ai pas de liens à vous proposer en français) :
https://www.huffingtonpost.es/jose-antonio-zarzalejos-nieto/11m_b_4930459.html
Pas de bullshit sur les attentats, donc.
Mal lui en a pris.
La campagne de haine sera terrible. Il sera accusée de trahir et de mentir. Une campagne de boycott contre son journal sera lancée (forcément, un journal de droite accusé d’avoir trahi ses idéaux et favorisé l’arrivée de la gauche au pouvoir…).
Fedérico Jímenez Losantos, un journaliste de La Cope (radio appartenant à l’Église Catholique, je le rappelle), utilisera sur des ondes des qualificatifs tels que « assassin », « idiot », « traître », « menteur », « falsificateur », « misérable », « nullité », « raté », « ignorant », etc, à l’encontre de José Antonio Zarzalejos. Losantos sera condamné par la justice pour ces insultes.
Je dois préciser qu’il y a eu d’autres choses. Zarzalejos s’est retrouvé pris dans des rivalités au sein de la droite espagnole. Mais ces rivalités étaient parfois liées aussi à l’attitude face aux attentats. Fallait-il continuer à semer le doute et à jouer sur les théories conspis ? Ou fallait-il accepter les faits et passer à autre chose ?
Le fait est qu’au final, l’hostilité de l’aile dure de la droite espagnole lui vaudra de perdre son poste. Il se fera virer de la direction de ABC, notamment suite aux pressions de la leader du Partido Popular à Madrid.
Ses patrons le pousseront vers la sortie. Et ensuite ils se rapprocheront de certaines personnalités qui avaient contribué à la campagne de dénigrement et d’insultes contre leur journal.
Neutralité ?
Vous ! Oui, vous, là ! Vous qui me lisez !
J’ai une question pour vous.
Au niveau idées politiques, est-ce que vous vous qualifieriez de gauche ? Imaginons que oui. Vous avez envie de le trouver sympa, ce directeur de journal qui s’est foutu dans la merde pour avoir refusé de participer à une campagne de mensonges et de théories conspis ?
Vous avez peut-être raison. Ou pas.
Je vous l’ai dit. Ce gars, il était bien ancré à droite. Et il l’est toujours. Bien conservateur sur les sujets de société, bien libéral en matière économique. Donc, si vous êtes positionnés à gauche, ne le trouvez pas sympa, vous seriez déçus.
J’ai lu 2-3 trucs qu’il a écrit sur son positionnement comme directeur de journal suite aux attentats. Et il ne s’est jamais prétendu neutre. Il a un positionnement qui est là, et bien là.
Que feriez-vous, si votre famille politique vous poussait à promouvoir un mensonge ? Oui, je sais, quand c’est votre famille politique à vous, ça ne s’appelle jamais mensonge. Mais vous m’avez compris.
Je repose la question autrement…
…Est-ce que vous êtes prendriez le risque de vous mettre à dos une partie de « votre camp », juste par respect des faits ?