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« Point de vue », politique et post-vérité

– « C’est votre point de vue… »
– « Non ! Ce n’est pas un point de vue ! »

Écoutez donc ça :

extrait de « C Ce Soir », sur France Télévision – « Face à Poutine, qui sont les vrais patriotes ? » – 19 mars 2024

Ah ! Le coup du « point de vue ».

On va donc partir d’un exemple précis.

C’est un tout petit extrait de quelques secondes. Un débat sur la France 5 : « Face à Poutine : qui sont les vrais patriotes ? ».

Ce petit extrait a été largement commenté sur Twitter (et peut-être sur d’autres RS), comme vous le voyez dans ces exemples :

Réécoutez bien le petit extrait que je vous mets au début de l’article. Et écoutez même la séquence qui a été diffusée sur les réseaux sociaux, pour mieux piger. Voire regardez toute l’émission (et si vous n’arrivez pas à la regarder, vous pouvez juste écouter sur certains sites qui proposent des podcasts).

Il y a la question de fond : l’Ukraine, la guerre, Poutine, l’Occident. Grave. Fondamental. Dramatique. Mais je vous propose de ne vous servir de cette situation que comme exemple, pour décortiquer 1 mécanisme.

Le coup du « C’est votre point de vue » et la notion de « faits » en politique.

On a une journaliste, Elsa Vidal, qui visiblement a bossé son sujet et qui énonce des éléments très précis. Et on a un député apparenté LFI, Ameyric Caron, qui aurait peut-être pu avoir des contre-arguments valables.

Peut-être. Je ne sais pas. Je ne peux pas juger. Il n’a pas essayé.

Il s’est contenté du « C’est votre point de vue !« 

Refaites vous la séquence. On cause de l’est de l’Ukraine. Et la journaliste prétend que la région a été savamment déstabilisée par le gouvernement de Vladimir Poutine et qu’une bonne partie des autorités dites « séparatistes » sont issues des services de renseignements russes.

Et c’est correct ce qu’elle dit ?

Si ça se trouve, cette journaliste, Elsa Vidal, nous raconte des conneries. Je sais pas. Vous savez vous ?

Alors je vais pas jouer aux experts ici.

Hein ? Quoi ? Je pourrais jouer aux experts, vu que n’importe qui de nos jours peut se poser en expert sur tout et rien ?

C’est tentant, mais non. Je ne parle ni le russe, ni l’ukrainien. Je ne connais pas la région. Je n’ai pas bossé le sujet plus que la majorité d’entre vous. Je ne développe pas la question de fond.

Le souci, c’est que le député, en face, il a l’air d’être à peu près aussi au courant que moi. Voire même moins. Et il peut pas trop l’admettre. Surtout que sa position devient intenable, face aux argument envoyés par la journaliste.

Allez, je vous remets la séquence :

« C’est votre point de vue !« 

Voilà l’argument.

Tout réduire à une histoire de « point de vue ».

Et dans la structure, ça fait penser à un tas de trucs du même genre.

Plein de gens avaient rigolé à l’époque avec le coup des « alternative facts » de Kellyane Conway. Elle aurait pu tout aussi bien répliquer « c’est votre point de vue ».

Tout comme Aymeric Caron aurait pu répliquer à Elsa Vidal « j’ai donné des faits alternatifs ». Pourquoi pas ?

Justifier le bullshit et éviter d’admettre qu’on a 0 argument de fond à opposer.

Et c’est fréquent.

Bon, maintenant, parlons ENGAGEMENT, MILITANTISME et POLITIQUE.

Vous, là, qui me lisez, vous avez des engagements, des positions politiques ? Si, si, j’utilise le mot « politique ». Et même si vous ne distribuez pas des tracts le samedi matin sur les marchés pour tel candidat ou telle candidate, vous avez des positions politiques.

Alors une j’ai une question pour vous.

Est-ce que vous êtes contre la paix ?

Levez la main, toutes et celles et ceux qui sont CONTRE LA PAIX.

Ah ?

Vous n’avez pas levé la main ?

Vous n’êtes pas contre la paix ?

Vous ne voulez pas la guerre ?

Donc vous soutenez Monsieur le député Aymeric Caron, face à la journaliste Elsa Vidal ?

Ben oui.

Vous aimez la paix. Vous n’aimez pas la guerre. Si vous validez le discours du député LFI et que vous acceptez que les éléments apportés par la journaliste ne sont qu’une affaire de « point de vue », alors tout s’arrange.

Ça appuierait l’idée qu’il n’y a pour les Français, et pour les Occidentaux en général, aucune raison de se fâcher avec le gouvernement russe, aucune raison de soutenir les autorités ukrainiennes non plus.

Les Occidentaux peuvent arrêter de fournir des armes à l’Ukraine et se réconcilier avec Poutine.

Et vive la Paix !

Il est pas beau mon récit ?

Et à contrario, si vous n’adhérez pas à ce récit, si vous trouvez que cette journaliste semble maîtriser son sujet et apporter des arguments valables, vous voyez ce que ça peut appuyer comme idée ? Vous voulez que les Occidentaux livrent des munitions, des véhicules militaires, des drones, des canons, voire des avions de combat, à l’armée Ukrainienne ? Vous voulez vous fâcher avec Poutine ? VOUS ÊTES POUR LA GUERRE !!!

Bon, là j’y vais avec les gros sabots.

Mais vous avez pigé l’entourloupe.

Vous voyez bien ici le piège qu’il y a à vouloir vous faire oublier l’aspect factuel d’un problème sous prétexte de vous engager, de militer, d’avoir une position politique.

Et il y a une deuxième entourloupe ici. Une deuxième couche, plus vicieuse. Vous voulez la PAIX ? Est-ce que vous êtes sûr qu’un narratif qui amènerai les Occidentaux à cesser d’aider l’Ukraine et à chercher la conciliation avec Poutine serait vraiment un chemin vers une vraie « paix » ?

Là, on parle juste d’un aspect, sur la déstabilisation de l’Ukraine, ayant justifié ensuite l’occupation d’une partie de son territoire. Mais il y a tout le reste. Si, en plus de gober le discours poutinien sur les « séparatistes », vous admettez que Poutine n’a pas fait assassiner certains de ses opposants, que la Crimée a « adhéré » à la Fédération de Russie, que le gouvernement de Kiev n’était qu’une bande de fantoches sous influence nazie, que l’OTAN s’apprêtait à annexer l’Ukraine, etc, et bien, forcément que tout ça aura un impact sur votre position.

Blog de Jean-Luc Mélenchon – 15 février 2020

Dans cette hypothèse, le soutien militaire à l’Ukraine devient indéfendable. Et, raisonnablement, vous ne pourrez que militer que l’on cesse d’envoyer des munitions et des armes à Kiev et que l’on se montre conciliant avec Poutine.

Mais est-ce que laisser les mains libres à Poutine en Ukraine, ce serait vraiment œuvrer pour la paix ?…

Vous voyez bien le danger ici de faire une sorte de séparation entre les faits et les prises de position.

Ce type discours est trop souvent servi, sous diverses formes, avec divers mots. Il s’agirait de trouver une « narration » qui aille avec votre engagement, votre militantisme, vos choix politiques…

Mais vous le basez sur QUOI cet engagement (ce militantisme, ces choix politiques) ? Sur une narration qui serait déconnectée des faits ?

Et est-ce que vous excluez d’emblée que vous puissiez avoir fait fausse route, que vous devriez peut-être remettre en cause vos prises de position ou la confiance que vous accordez à certaines personnes ?

Est-ce que, face à des arguments susceptibles de vous faire douter, il vous suffit de dire que c’est juste une histoire de « point de vue » ?

Et, c’est bon, problème réglé ? Pas de doute ? Pas besoin de vous remettre en cause ?

Confortable ?

Arrêtez de croire que le coup de la post-vérité c’est juste un truc pour les trumpistes, l’extrême-droite, les réacs, et tout ça. Ça devient un mode de pensée très à la mode. Hélas.

Donc, non, les faits susceptibles de contredire votre discours ne peuvent pas être réduits à une question de point de vue.

Et si des gens n’ont pas d’autres contre-arguments que le coup du « C’est votre point de vue« , c’est probablement que leurs discours sont basés sur vent.

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