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Le sophisme de la motte castrale – l’art du double-discours

« Instead of defending a controversial position (the « bailey »), the arguer retreats to defending a less controversial position (the « motte »), while acting as though the positions are equivalent. »
(source : RationalWiki)

Le sophisme de la motte castrale. Vous connaissez ?

Les anglophones appellent ça « the motte-and-bailey fallacy ».

Si vous faites gaffe, vous verrez que c’est très utilisé pour vendre du bullshit.

Bon, ben je vais pas m’amuser à vous pondre une définition du concept, vu qu’il y a des sites qui ont déjà fait le taf’.

Jetez un œil à l’article sur Rational Wiki (en anglais). Ou alors il y un article en français sur Wikipedia. Remarque : quand un twittos m’avait fait découvrir l’expression il y a 2 ans, l’article en français n’existait pas sur Wikipedia.

En gros, vous tenez un discours, mais un discours pas facile à défendre. Peut-être même franchement un discours de merde pour lequel vous n’avez pas vraiment d’arguments solides. Alors ce discours, vous le gardez pour votre fan base.

Mais vous avez un deuxième discours en réserve, en apparence proche du premier, mais très édulcoré, voire dépouillé des éléments les plus essentiels, et les moins défendables, de votre premier discours. Un discours en fin de compte assez consensuel. Et ce discours là, vous l’utilisez pour vous défendre, parce que c’est un discours qui est fait justement pour être inattaquable. C’est celui qui vous brandirez, pour définir votre position, si vous êtes face à des interlocuteurs ou un public pas forcément acquis.

Et vous pouvez ensuite reprendre votre discours de base, celui destiné à votre fan base, en arguant triomphalement que vos détracteurs n’avaient pas d’arguments à vous opposer.

Et vous voyez la comparaison avec la motte castrale, ce genre de petite fortification surplombant un village, servant à s’abriter en cas d’attaques. Quand vous êtes juste avec votre fan base, vous êtes au village (ce que les anglophones appellent ici « the Bailey », soit la partie basse de la fortification). Et vous racontez votre gros bullshit, peinard. Et si on vient vous attaquer, vous vous réfugiez dans votre motte castrale, imprenable, c’est-à-dire dans votre 2ème discours. Et vous redescendez ensuite dans le village (« the Bailey »), triomphant.

C’est un peu l’inverse de l’homme de paille, qui consiste à déformer les propos d’autrui pour mieux les attaquer. Vous manquez d’argument contre un discours donné, alors vous déformez complètement ce discours, vous en changez le sens, et vous attaquez ensuite cette version complètement déformée que vous avez vous-même créée.

Ici, avec la motte castrale, ce sont vos propres propos que vous déformez, afin d’en avoir une version difficilement attaquable.

Alors moi je pense tout-de-suite à une rhétorique récurrente chez les comploplos, les amateurs de « réinformation », les confusionnistes, les antivax et tout ce beau monde féru de désinformation.

Vous voyez souvent ça avec les formules du genre « les complotistes avaient raison ». On a un 1er discours bien délirant, pour la fan base. Et un 2ème discours, assez commun, que l’on brandit pour dire « on avait raison ! » Exemple avec les délires du Pr Luc Montagnier sur le Covid.

Le gars avait raconté n’importe quoi sur le Covid, radotant sur des histoires de 5G (qui aurait favorisé l’émergence du virus à Whuan), se proposant de combattre le virus avec des ondes électro-magnétiques si en lui donnait les moyens, tenant des propos incohérents sur une histoire de séquence harmonique de l’ADN, etc. Les comploplos avaient adoré, mais pas mal de monde s’était foutu de la gueule du bonhomme après ces délires…

…Et, par la suite, ses défenseurs nous ont joué un numéro de type motte castrale. C’est-à-dire qu’ils ont déformé les propos de Luc Montagnier, les réduisant à de simples questionnements sur l’origine du virus. Du coup, chaque fois que les médias reparlaient de l’hypothèse de l’accident de labo pour expliquer l’origine du virus, on avait droit à « LE PR MONTAGNIER L’AVAIT BIEN DIT ! ».

Vous voyez, douter de la « thèse mainstream » sur l’origine du Covid, croire qu’il ait pu sortir d’un labo, c’est la motte castrale. Et c’est autrement plus présentable que de délirer sur la fréquence harmonique de l’ADN, l’influence de la 5G et ce genre de trucs. Ces délires-là, c’est pour les fans hardcore (le village).

Toujours avec le Covid, un autre exemple bien typique que j’avais repéré était avec les America’s Frontline Doctors. Vous vous souvenez ?

CNN – 28 juillet 2020

En été 2020, un groupe de toubibs (dont une partie n’exerçaient plus la médecine) s’étaient filmés en blouse blanche devant la Cour Suprême à Washington. Ils racontaient que personne ne devrait être malade du Covid vu qu’il existait un remède très efficace, la chloroquine, et ils prétendaient qu’il y avait de nombreuses preuves de cette efficacité. Ils racontaient aussi que le masque ne servait à rien contre le Covid. Ce genre de trucs. Et en vérifiant un peu, il s’avérait que tout ce beau monde était composé d’ultra-réacs, de charlatans et d’illuminés.

Si vous avez oublié l’histoire, jetez un œil à un de ces liens :

C’est bon vous situez ? Du gros bullshit donc, comme on en trouve habituellement sur les sites pourris genre France Soir ou Nexus Magazine.

OK, maintenant, regardez ce petit extrait vidéo et écoutez le commentaire.

https://pt.diaspodon.fr/w/oHgFVbm7w34f4mcvBbP1Q4

Ici des médecins américains se regroupent pour expliquer qu’il ne faut pas céder à la panique et qu’on peut guérir du covid.

« Les américains sont pour l’instant tétanisés par la peur.« 

C’est un extrait de « Ceci n’est pas un complot ».

Vous voyez le décalage entre cette présentation et les discours effectifs des America’s Frontline Doctors ? Il faut savoir que ce film, « Ceci n’est pas un complot », n’était pas un truc destiné au lectorat de France Soir ou de Nexus Magazine. Le réalisateur visait le grand public et il a tenté (avec un certain succès, hélas) de donner une apparence de sérieux à son film.

Alors, présenter, dans un film sorti en 2021, des gens qui vous expliquent détenir les preuves de l’efficacité de la chloroquine et qu’il serait facile de soigner tout le monde, etc, c’est bien si on vise le lectorat de France Soir ou de Nexus Magazine. Mais c’est pas l’idéal si on veut viser le grand public. En revanche présenter des toubibs qui expliquent « qu’il ne faut pas céder à la panique et qu’on peut guérir du covid », là, ça passe.

Et d’ailleurs, on se demande bien comment on pourrait contredire un tel propos…

…On se demande même pourquoi il aurait fallu faire tout un ramdam pour tenir un tel discours, aussi consensuel, que personne n’a jamais contesté !

Vous voyez le truc ? C’est très fréquent.

Il me semble aussi avoir repéré une variante particulière de ce sophisme qui est très utilisé par les marchands de bullshit. Le coup du « je veux juste questionner la narration ».

Il y a plein de formules de ce genre. Vous tenez un discours complètement pété sur un sujet donné, un discours facile à démonter avec un poil de vérification. Mais, pour répondre à d’éventuelles attaques, vous avez un 2ème discours, par lequel vous prétendez ne pas vraiment parler du fond du sujet, en expliquant que vous ne faites que « questionner la narration » sur le sujet.

Comment pourrait-on critiquer une personne qui propose simplement de « questionner la narration » ?

Hein ?

Il y a plein de formules du genre, comme « Je n’ai fait qu’analyser le récit. » Ou alors « J’ai juste invité les gens à s’interroger sur la narration. » Etc.

Alors que, oui, pour votre fan base, vous avez bel et bien causé du sujet de fond, en racontant des conneries que vous ne voulez pas assumer, faute d’arguments solides.

Je conclus avec une mise en garde très importante. Je vous ai donné 2 exemples de discours complotistes bien identifiés.

Faites gaffe.

Le genre de tour de passe-passe décrit ici, c’est pas juste un truc réservé aux comploplos sur les sites de réinformation. Le sophisme de la motte castrale est utilisé dans pas mal de débats si vous regardez bien. Et d’ailleurs, le philosophe qui l’avait mis en évidence et nommé, dénonçait son utilisation dans le monde universitaire.

C’est d’ailleurs général. On vous décrit parfois les méthodes et les arguments pourris utilisés par les sites de complotistes et leurs fans sur les réseaux sociaux. Mais ces mêmes méthodes et ces mêmes types d’argumentation peuvent aussi servir à des gens d’apparence très sérieuse.

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