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Le blessé grave de Tolbiac et « les les cris d’orfraie des défenseurs de l’exactitude »

Je reviens sur une histoire vieille de 5 ans. Et sur une petite expression qui m’est restée dans la tête et à laquelle je repense souvent lorsqu’on débat des notions d’information et de véracité.

Vous vous souvenez ? Avril 2018, en France. Des manifs étudiantes. Et une info terrible : à la fac de Tolbiac, un étudiant, victime de violences policières, se retrouve dans un coma profond. Une ambulance a emmené le malheureux, ensanglanté, inconscient… dont on n’a plus de nouvelles. Une étudiante, prénommée Leila, a témoigné auprès de journalistes.

Reporterre, 21 avril 2018 – L’article a par la suite été remanié et le titre a notamment été mis au conditionnel
Interview publiée par Le Média

La police, mais aussi les hôpitaux démentent l’information. Pendant quelques jours, 2 versions s’opposent.

Marianne – 20 avril 2014

Je ne vais pas tout détailler. Peut-être que vous vous en souvenez. Et, si jamais, vous trouverez facilement plein d’articles de l’époque sur ces événements.

C’était donc un fake. Le récit du blessé grave avait été inventé. Récit dans lequel s’étaient engouffrés notamment 2 médias se voulant « alternatifs », Le Média et Reporterre. Rien ne collait, les hôpitaux avaient démenti et une enquête de Libé avait fini par mettre en évidence la supercherie. La témoin vedette, Leïla, n’avait en fait été témoin de rien : elle aurait repris à son compte un récit qu’elle aurait entendu d’autres soit-disant témoins.

Si je vous reparle de cette histoire 4 ans plus tard c’est pour une expression qui m’avait frappé à l’époque : « les cris d’orfraie des défenseurs de l’exactitude« .

C’est une expression utilisée alors par Gérard Miller, un des co-fondateurs de Le Média, une web TV qui avait été lourdement impliquée dans la propagation de cette rumeur bidon. Il l’avait sortie en réponse à des journalistes :

Contacté mercredi 25 avril, Gérard Miller, l’un des fondateurs du site Le Média, ne compte pas se « laisser impressionner par les cris d’orfraie des défenseurs de “l’exactitude” », évoquant des étudiants traumatisés, à qui « il fallait donner la parole ».

Le Monde, 25 avril 2018 : Cinq jours après l’évacuation de Tolbiac, la vérité se fait jour

Je vous mets d’autres articles de l’époque, qui revenaient sur le rôle de Le Média et sur les explications de Gérard Miller.

« Les cris d’orfraie des défenseurs de l’exactitude ». Je vous l’ai dit, elle m’a marqué cette expression-là. Ça me rappelle tellement d’argument foireux que je vois passer sur plein de sujets, dans pleins de débats.

Vous voyez comme on inverse les choses ici ?

Déjà, à la base, on cause d’une problématique grave et bien réelle : les violences policières. Et sur le sujet, des tas de gens bossent sérieusement, à leur manière et à leur niveau : journalistes, blogueurs, ONG, chercheurs, associations locales, militants divers, etc. Et là dedans, il y a des victimes, des VRAIES victimes, et des témoins, des VRAIS témoins.

Et là, dans notre histoire, on a des gens qui ont INVENTÉ une FAUSSE affaire de violences policières. Et plein de gens qui se sont rués dessus, qui en ont fait des tonnes.

Je vois déjà plein de problèmes sérieux avec ces faux témoignages et ce faux scandale. La confusion lancée sur un sujet grave. Le manque de respect à l’égard des VRAIES victimes. Le manque de respect à l’égard de celles et ceux qui bossent sérieusement pour alerter sur ce problème.

Petite remarque en passant. Il y a des gens qui fustigent l’expression « desservir la cause ». Selon ces gens, cette expression servirait en fait à discréditer celles et ceux qui s’engagent. Et moi j’insiste : oui, on peut desservir une cause que l’on affirme vouloir défendre. On a ici un bon exemple. Prétendre lutter contre les violences policières tout en faisant un max de pub à une fausse affaire de violences policières, c’est desservir la cause. Clairement.

Autre petite remarque en passant : relever la fausseté de ce récit, ça ne revient pas à nier ni à minimiser la problématique des violences policières.

J’aimerais aussi insister sur un autre gros problème : la suspicion lancée contre celles et tous ceux qui gênaient le récit diffusé.

Les flics avaient démenti. Mais les hôpitaux aussi avaient démenti : de fait, on accusait aussi de mensonge les responsables de ces hôpitaux. Et on affirmait aussi que les équipes de nettoyage de la ville avaient nettoyé une flaque de sang, ce que la municipalité niait : donc eux aussi devaient mentir, non ? Et si on admettait que ce blessé grave existait vraiment, et qu’il restait caché, il fallait que pas mal de monde soit complice parmi les secouristes, les toubibs et les soignants divers. Et les journalistes qui ne trouvaient pas de trace du fameux blessé grave mais relevaient au contraire pas mal d’incohérences, et bien eux aussi devaient être complices. Etc. Ce récit bidon visait pas mal de monde.

Cet article publié par Le Media n’est plus disponible. La photo illustrant le sujet avait été prise en Catalogne lors d’une charge de policiers espagnols contre des manifestants indépendantistes

Et on a donc Gérard Miller, qui semblait ignorer complètement tous ces problèmes et qui a inversé la responsabilité, pointant du doigt celles et ceux qui se sont souciés des FAITS, de la VÉRACITÉ. Gérard Miller qui, j’insiste, était un des responsables et cofondateurs de Le Média, un site d’information, qui avait complètement merdé dans cette affaire.

Et ce genre de mécanismes je le vois souvent. Le problème, ce ne serait pas les mensonges, le bullshit, les rumeurs bidon, les tromperies, les faux scoops, les faux scandales, tout ça.

Nooooon.

Le problème ce sont ces gens qui ont le mauvais goût de vouloir vérifier une info, ces « défenseurs de l’exactitude » qui poussent des « cris d’orfraie ». Et vous trouverez des tas d’expressions diverses, de discours, de tournures, pour exprimer cette idée.

On vous sert un récit plus ou moins bidon, invoquant une noble cause, dénonçant un scandale inadmissible. On vous invite à vous émouvoir, à soutenir la cause, à fustiger les responsables du scandale. Mais, surtout, il ne faudrait pas se soucier de savoir si le récit, fort émouvant, que l’on vous sert relève de la vérité ou du mensonge.

D’ailleurs cette notion de vérité et de mensonge semble être devenue ringarde, voire carrément suspecte. Un poids dont on ne devrait pas s’encombrer lorsqu’on s’engage pour une cause.

Quelle sorte d’individu êtes vous donc pour hésiter à soutenir le récit que l’on vous sert, pour vous refuser à dénoncer ce scandale, sous prétexte de vérification des faits ?

Tout ça sous prétexte que ce récit, si émouvant, ne serait pas conforme à la vérité ?

Ce n’est pas pas sérieux. Vous devez sûrement être un ennemi de la cause, un complice de ce scandale.

Oui, c’est cela.

Vous, là, qui défendez l’exactitude avec vos cris d’orfraie, vous êtes forcément dans le camp du Mal.


Complément

Je vous propose un petit exercice.

Vous vous souvenez sans doute de l’expression « alternative facts », due à une conseillère de Donald Trump. Sans doute avez-vous bien ricané en découvrant cette manière de renommer ce qui étaient bel et bien des mensonges.

OK. Exercice maintenant.

Sur les RS et dans les débats à la TV ou dans la presse, repérez toutes les expressions, plus ou moins élégantes, plus ou moins subtiles, visant à rendre acceptable ou à minimiser le recours au mensonge.

Comme « prendre des libertés avec la réalité factuelle. » Ou « proposer un récit alternatif. » Ou encore « des petits arrangements qui allaient dans le sens de ma narration. »

Ou « ne pas se laisser impressionner par les défenseurs de l’exactitude ».

Toutes ces expressions, qui, dans le fond, ne valent pas mieux que les « alternative facts » de Kellyane Conway, même si elles paraissent plus acceptables dans tel ou tel milieu.

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