J’ai écrit un billet de blog hier, et j’ai eu un petit malaise.
Je vous causais d’un sophisme, peu connu mais très utilisé (je sais, ça semble paradoxal), le sophisme de la motte castrale, ou « the motte-and-bailey fallacy » pour les anglophones.
Et j’ai illustré ça avec 2 exemples de discours bien pétés, bien identifiés comme baignant dans le complotisme et la désinformation grossière, issus de personnalités largement discréditées.
Et j’ai un problème avec ça.
Parce que le 1er qui a décrit et nommé ce sophisme de la motte castrale, cherchait à décrire des mécanismes qu’il observait dans le monde académique.
Dans le cadre de mon objectif initial, le territoire désirable mais seulement légèrement défendable (…), c’est-à-dire le village (« The Bailey »), représente des propositions philosophiques aux propriétés similaires : désirables pour leurs partisans mais seulement légèrement défendables. La motte castrale représente les propositions défendables mais indésirables vers lesquelles on se replie quand on est pressé.
Le diagnostic d’une doctrine philosophique comme étant une doctrine de type motte castrale (« Motte and Bailey ») est invariablement fatal. Une fois qu’il est posé, il est relativement évident pour ceux qui connaissent la doctrine que la survie de celle-ci exige un va et vient systématique entre l’exploitation du territoire désiré et le repli sur la motte en cas de pression. Il est clair que le diagnostic ne se limite pas aux doctrines philosophiques : d’autres peuvent souffrir de la même maladie.
Motte and Bailey Doctrines (Nicholas Shackel)
(Remarque en passant : Pour le philosophe en question, Nicholas Shackel, ça va bien plus loin qu’une simple question de sophisme. Lui il ne parle pas de « sophisme » – « fallacy » -, mais carrément de « doctrine ».)
Au départ, on a un philosophe qui a utilisé ce concept pour décrire (et réfuter) certains types de discours circulant dans le monde universitaire.
Mais moi, en vous présentant mon billet de blog, j’ai pu vous laisser croire que tout ça c’était un truc qu’on voyait juste dans les milieux comploplos bien jetés.
Et bien non.
Il y a un gros risque avec toutes les démarches visant à promouvoir l’esprit critique, notamment lorsqu’il s’agit d’apprendre à repérer et mettre en évidence les formes de manipulations diverses : les sophismes divers, les images hors contexte, les images recadrées de manière trompeuse, les propos tronqués, les vidéos coupées et remontées, les sous-entendus, les manipulations qui jouent sur l’émotion, etc, etc. Ce risque serait de limiter la réflexion au monde de la réinformation et du complotisme : extrême-droite, charlatanisme, ésotérisme, confusionnisme, antivax, etc.
Or, non.
Si nous apprenons à vérifier des infos, à nous questionner sur la validité d’un propos, à repérer les tours de passe-passe utilisés pour nous embobiner, etc, nous devrions aussi (voire surtout) appliquer tout ça envers les institutions prestigieuses et les gens en apparence sérieux.
Je vous avais raconté comment des universitaires tout-à-fait reconnus dans leur milieu, avaient publié, des propos complètement WTF sur le covid et la chloroquine en se basant sur des informations tirées de… France-Soir ! Et le tout, en mettant bien en avant leurs titres académiques et leurs affiliations à des instituts de recherche.
Autre exemple. Vous connaissez Alex Jones, ce complotiste d’extrême-droite américain qui, sur sa chaîne Info Wars diffuse les théories les plus débiles, mais aussi les plus abjectes ? Bon, et bien un certain Mattias Desmet s’est pointé un jour chez Alex Jones pour raconter qu’il avait personnellement assisté à une opération à cœur ouvert sous hypnose, sans anesthésie.
Vous voyez. Un patient éveillé, mais sous hypnose. Et une opération à cœur ouvert. Et ce Mattias Desmet qui, sur Info Wars, assure qu’il a vu la scène de ses propres yeux. C’était naturellement du pur bullshit, du gros n’importe quoi. Précision : Mattias Desmet est enseignant chercheur dans une université belge…
Et puis le scandale de la chloroquine et de ses soit-disant vertus anti-covid, peut-être le pire scandale sanitaire de l’histoire, n’est pas parti d’un obscur site de réinformation, ni d’un petit charlatan exerçant dans un immeuble miteux, mais d’un institut hospitalier universitaire, dirigé par un médecin et chercheur prestigieux… dont les méthodes douteuses étaient pourtant dénoncées depuis des années !
Des chercheurs auréolés de prix qui se mettent à raconter n’importe quoi. Des grandes chaînes de télévision qui vous balancent des documentaires aussi sensationnalistes que trompeurs. Des prétendus experts qui font la tournée des médias et qui, avec aplomb, déversent un discours mêlant platitudes et inexactitudes. De la fraude scientifique. Et il y a encore toutes celles et ceux, qui au nom de beaux idéaux, s’accordent le droit de prendre des libertés avec la réalité factuelle afin de mieux vous convaincre de la justesse de leur point de vue.
Et je ne vous ai même pas parlé de ce qui peut vous toucher vous, dans votre vie privée. Les gens qui peuvent vous tromper à coups de petits et gros mensonges, d’arguments pourris, ou d’autres types de manipulation, ça peut être tout le temps et partout.
Et sommes-nous sûrs que vous et moi soyons toujours irréprochables sur ces questions ? Le doute raisonnable, il doit aussi être appliqué à mon égard. Et au vôtre.
Je vous invite donc à vous méfier COMME DE LA PESTE des discours selon lesquels faire un travail de fact-checking rigoureux, par exemple, ce serait bon à l’égard d’Idriss Aberkane ou de Jean-Dominique Michel, mais qu’on devrait pas faire ça pour telle ou telle personnalité jugée trop respectable.
Idriss Aberkane et Jean-Dominique Michel, il y a eu une époque où eux aussi étaient jugés tout à fait sérieux et étaient invités comme de respectables experts à donner leur avis dans des grands médias.
On ne peut pas classer les être humains en 2 catégories bien distinctes. D’un côté celles et ceux dont les propos devraient être soumis à la vérification et à la critique. Et d’un autre côté les gens pour lesquels on ne devrait pas se poser la question de la véracité ni de l’honnêteté de la démarche. Rien de bon ne pourrait sortir d’un tel fonctionnement.
Et au passage, méfiez-vous aussi, COMME DE LA PESTE, des gens qui exigent d’être crus inconditionnellement.