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« ¡ Esto con Franco no pasaba ! »

« ¡ Esto con Franco no pasaba ! »
« Du temps de Franco, ça ne se passait pas comme ça ! »
En Espagne on entend ça parfois. Du genre, OK, Franco c’était peut-être un dictateur, mais au moins ça filait droit, il y avait de l’ordre.
Sauf que non. Même pas.
Celles et ceux qui essaient de vous faire croire que, avec les dictatures « y’avait de l’ordre » se foutent de votre gueule.

Nous sommes dans le nord-ouest de l’Espagne, en Galice, à la fin des années 30 ou au début des années 40. Je ne suis pas sûr de la date exacte. La guerre civile est peut-être déjà terminée. Ce dont je suis sûr, c’est que le régime de Franco est solidement établi dans la région, où le soulèvement militaire a triomphé dès le début, en été 1936.

Dans un petit bled, un paysan avance avec son char à bœufs. Ne me demandez pas s’il y a une ou deux vaches pour tirer le véhicule, ni ce qu’il transporte. Foin ? Bois pour le feu ? Maïs ?

Le chef de la Guardia Civil locale voit passer le paysan avec son char, tiré par sa vache (ou ses deux vaches).

La Guardia Civil, la « garde civile », pour celles et ceux qui ne connaissent pas, c’est la version espagnole de la gendarmerie. Et à l’époque de Franco, c’était une sorte de symbole du pouvoir.

Ça rigolait pas.

Le chef de la Guardia Civil voit donc passer le paysan avec son char. Et il l’appelle, lui demande de venir.

Le paysan arrête son char, bloque les roues avec des cales et se dirige vers l’officier. Et celui-ci lui colle une amende.

Un grosse amende pour un petit paysan.

La raison ? Avoir arrêté son char sur la route.

Et naturellement le paysan paye. Et il se garde bien d’aller dénoncer l’abus pourtant évident.

Je vous parle d’un petit paysan qui transporte du bois ou du foin sur son char. Pas d’un syndicaliste imprimant en cachette des tracts d’appel à la grève. Ni d’un militant communiste organisant une réunion secrète. Non. Un paysan, au travail, avec son char tiré par sa vache (ou ses deux vaches).

La vie en dictature, c’était ça.

La vie à l’époque c’est aussi des petits paysans qui se sacrifient pour être bien vus par le curé de la paroisse. Il faut lui amener de temps en temps un jambon, quelques chorizos ou un panier d’œufs, enfin, quelque chose, à Monsieur le curé. Parce qu’il faut être en bons termes. Si un jour, par exemple, vous espérez qu’un de vos gosses puisse rentrer comme apprenti dans une bonne entreprise, il aura intérêt à avoir une lettre de recommandation du curé. Alors il faut être bien vus. Donc, vous allez à la messe le dimanche, vos gosses vont au catéchisme et vous lui portez un panier d’œufs de temps en temps à Monsieur le curé. C’est pas franchement de la corruption, c’est pas franchement du racket. Mais ce panier d’œufs, vous préféreriez le garder pour vous et vos gosses.

Mon père me racontait ce qu’étaient les longs voyages en train entre la Galice et la Suisse pour les travailleurs migrants.

Imaginez-vous vous faire rançonner par le personnel des chemins de fer. Le contrôleur qui invente une réservation inexistante pour vous virer de vos sièges, vous et votre famille, parce qu’un autre voyageur lui a versé un pot-de-vin pour avoir de la place.

Vous devez attendre des heures à la frontière franco-espagnole et, le temps d’aller vous boire un café, vous voulez laisser vos bagages à la consigne. Il y a un tarif fixé. Mais on vous fait comprendre que, si vous payez un petit supplément, vos valises seront traitées avec soin. Alors vous pigez que si vous ne versez pas ce petit supplément, Dieu seul sait dans quel état vous allez les retrouver vos valises. Et vous avez des heures à passer à cette frontière, vous voulez allez vous attabler dans un café en ville, avec vos gosses. Et ça vous arrange bien de pouvoir les poser ces valises. Alors vous le payez le petit supplément.

Et tout fonctionne comme ça.

La corruption, elle était palpable, visible aux yeux de toutes et tous.

Ma mère me parlait de cet officier de l’armée qui avait fait construire une maison dans son bled. Il ne se cachait même pas pour faire livrer les fournitures sur le chantier directement depuis la base militaire. Tout le monde le voyait. Tout le monde la bouclait.

Un voisin me racontait que pendant son service militaire, il s’était retrouvé à gérer l’intendance d’une base de l’aviation dans le Sahara espagnol. Et il y avait des vols à tous les étages. Les simples soldats détournaient du pain pour se payer les services de femmes du coin qui se prostituaient. Les officiers revendaient le carburant destiné aux appareils.

Et là, je vous parle de « petites » histoires, de celles que M ou Mme Tout-le-Monde pouvait constater directement.

Et les grosses affaires ? Il y en a eues.

Mais ces grosses affaires on en parlait pas. Ou très peu. La plus célèbre, une affaire d’arnaque aux crédits à l’exportation dans le textile, semble être sortie au grand jour à cause de rivalités au sein du régime. Il y avait eu procès. Mais de toutes manières les plus gros bonnets ont été graciés par le Caudillo avant même le procès.

Les historiens qui se penchent sur la question décrivent un régime où la corruption joue un rôle central. Je ne peux résister à vous raconter cette petite anecdote décrite dans cet article (si vous lisez l’espagnol jetez y un œil). Dans les années 40, période de privations, un fonctionnaire s’était rendu auprès d’un grand propriétaire terrien, lui demandant de régulariser sa situation, vu qu’il était clair que le grand propriétaire en question revendait ses céréales au marché noir. Le fonctionnaire a eu droit à un refus clair, accompagné de ce commentaire : « Dans quel but pensez-vous que nous l’avons gagnée cette guerre ? »

Bien des gens râlent parce qu’aujourd’hui c’est le désordre, y’a plus de moralité, c’était mieux avant, au moins avant, avec la dictature, ça filait droit, etc.

Toutes ces affaires, petites et grosses, on ne le lisait pas en une des journaux. Aujourd’hui, vous passez devant un kiosque, et vous lisez des récits de corruption, de pots-de-vin, de népotisme, etc. À l’époque, sous Franco, rien de tout cela.

Officiellement tout allait bien. Le Caudillo veillait sur le bien-être de chaque citoyen.

Et aujourd’hui, quand un truc va mal, vous entendez dire que « esto con Franco no pasaba. »

Ouais, c’est ça.

C’était mieux avant.

On connaît la chanson.

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